L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin
Compte rendu
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin,
dernière version 1939, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. pp. 269-316
CONTEXTE
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique a été écrit par le philosophe et historien de l’art Walter Benjamin (1892-1939) dans un contexte de tensions politiques et de bouleversements économiques. Le monde occidental a dû faire face, dans un court laps de temps, à une série de crises aux conséquences étendues : la Première Guerre mondiale (1914), la révolution russe (1917), la formation de l’U.R.S.S. (1922), la montée du fascisme (1922), le krach économique (1929), et finalement l’instauration du régime nazi (1933). Alors qu’en 1935 Benjamin écrivait la première version de son essai, les Jeux olympiques de Berlin s’organisaient et la cinéaste Leni Riefenstahl était sur le point de réaliser son célèbre film de propagande Les Dieux du stade (Olympia).
La dernière version de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique a été rédigée en 1939. L’année suivante, Benjamin se suicidait à la frontière espagnole en tentant de fuir le régime nazi. Le texte a été publié à titre posthume en 1955 et demeure une référence incontournable de l’histoire de l’art.
Reproduction technique
D’après Walter Benjamin, l’oeuvre d’art a toujours été reproductible. L’homme a toujours voulu la reproduire que ce soit pour apprendre (élèves), diffuser (artistes), ou en tirer un profit (marchands). Si les conditions de productions chez les Grecs ne permettaient qu’une reproduction manuelle des œuvres d’art, l’apparition de nouvelles techniques comme la gravure sur bois et la lithographie, puis la photographie et le cinéma ont créé de nouvelles conditions de productions. Ces nouvelles modalités ont transformé le caractère de l’œuvre d’art en la dépouillant de son authenticité, bouleversant du coup notre perception de la réalité.
La première fonction de l’œuvre d’art était d’inspirer le recueillement et « trouvait son expression dans le culte » (p.280). La qualité fondamentale de l’œuvre d’art était d’être unique par rapport à un lieu :
Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique (p.275).
Benjamin introduit ici un concept important, celui de l’aura, qu’il définit comme étant « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (p.278). Cette authenticité est à la source de toute œuvre d’art, c’est le souffle de vie qui émane de la chose, c’est le hic and nunc, ce qui existe ici et maintenant. Et c’est cette couche de sens, cette valeur culturelle, qui disparaît avec la reproduction. Benjamin ne peut être plus clair : […] « à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura » (p.276).
Les nouvelles techniques de reproduction ont amené l’œuvre d’art à « s’émancipe[r] de l’existence parasitaire qui lui était impartie dans le cadre du rituel » (p.281). L’œuvre d’art ne se fonde plus sur le rituel, mais sur la politique. Cette politisation de l’art, il faut le rappeler, est un des fondements de la pensée marxiste et s’oppose à l’esthétisation de l’art telle que préconisée par les fascistes. Ce changement d’origine et d’intention est fondamental à la réception de l’œuvre d’art : magique et secrète, elle devient objective et publique.
La valeur culturelle de l’œuvre d’art s’éclipse peu à peu en faveur d’une valeur d’exposition qui met l’accent sur la nouveauté. Benjamin qualifie ce passage, d’une valeur à une autre, de « bouleversement historique » qui « transforme [rait] le caractère général de l’art » (p.287) et nomme le film comme l’agent d’ébranlement le plus puissant :
Leur agent le plus puissant est le film. Même considérée sous sa forme la plus positive, et précisément sous cette forme, on ne peut saisir la signification sociale du cinéma si l’on néglige son aspect destructeur, son aspect cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel (p.276).
Image cinématographique
Les fondations de l’art sont secouées par l’apparition des nouvelles techniques et plus particulièrement par l’infrastructure[1] du cinéma qui transforme le caractère d’unicité propre à l’œuvre d’art. Contrairement aux formes d’art traditionnelles, les conditions de reproduction du cinéma sont inséparables de sa technique :
On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l’objet reproduit (p.276).
La représentation schématique et linéaire du processus cinématographique positionne l’appareillage (la caméra, le micro, les projecteurs et la pellicule) entre la performance de l’acteur et le spectateur, soumettant ainsi le performeur à un véritable « test optique ». Ce processus de médiation morcèle l’image, qui devint dès lors « […] détachable, transportable » (p 294). L’acteur doit « agir, avec toute sa personne vivante, mais en renonçant à son aura. Car l’aura est liée à son hic et nunc. Il n’en existe aucune reproduction » (p.291). C’est là le paradoxe du cinéma que d’exiger la reproduction de l’œuvre d’art tout en détruisant l’aura qui s’y rattache. La transformation du cinéma est donc double :
Ce qui caractérise le cinéma n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à l’appareil de prise de vues, c’est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil le monde qui l’entoure (p.303).
Cette disparition de l’aura n’est cependant pas une chose négative, c’est grâce à cette absence que le spectateur devient un participant actif[2].
COMMENTAIRES
Walter Benjamin soutient que « le film est la forme d’art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse à laquelle doit face l’homme d’aujourd’hui. Le besoin de s’exposer à des effets-chocs est une adaptation des hommes aux périls qui les menacent » (p.309). Si cette assertion était vraie dans les années trente, nous sommes en droit de nous demander si elle l’est toujours aujourd’hui. Pour y répondre, il faut commencer par identifier le type d’art qui nous ressemble. L’invention qui nous caractérise n’est pas un appareil optique comme la caméra, ni une série de procédés chimiques et mécaniques utilisés pour la gravure, c’est plutôt un système de numération : le code binaire. Comme la photographie et comme le cinéma, la révolution numérique (1980-2000) sera venue bouleverser les modalités des modes de reproduction et nous aura encore une fois forcées à redéfinir les limites de ce qu’on appelle la réalité. Pour amplifier ce que Benjamin disait du cinéma, on pourrait dire : Ce qui caractérise le [numérique] n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à [la technologie], c’est aussi la façon dont il se représente, grâce au [code binaire], le monde qui l’entoure.[3]
L’Office québécois de la langue française définit ainsi le numérique : « ensemble des techniques qui permettent la production, le stockage et le traitement d’informations sous forme binaire »[4] (je souligne). C’est l’organisation binaire qui permet la reproduction illimitée des œuvres d’art, et les enjeux de ce phénomène sont nombreux : réglementation et politiques, piratage informatique et violation du droit d’auteur. Récemment, un jugement d’un tribunal américain donnait gain de cause à la maison d’édition de disques Capitol Records qui soutenait que la firme ReDigi violait ses droits d’auteur. ReDigi, un service infonuagique d’achat et de vente de fichiers musicaux « usagés » soutenait que la réglementation « qui permet la revente sans droit d’auteur de livres d’occasion » devrait s’appliquer à leur entreprise. Les implications de ce jugement sont immenses et pourraient mettre un frein à la revente de musique numérique « d’occasion » [5].
On peut le voir, les conséquences du numérique ne sont pas encore claires, et les défis qu’il présente restent à négocier. Benjamin disait de l’homme qu’il avait toujours voulu reproduire les œuvres d’art, mais il est fort à parier qu’il eût envisagé que les marchands fussent si assoiffés de monopole.
Daniel Dugas, 3 avril 2013
PDF (180kb)
[1] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, Infrastructure, PHILOS. MARXISTE. Ensemble des forces productives et des rapports de production qui servent de base à l’idéologie et aux instances politiques et juridiques qui la reflètent. [en ligne], http://www.cnrtl.fr/definition/infrastructure (page consultée le 2 avril 2013).
[2] Sur les transformations et le rôle du spectateur, voir le Théâtre de l’opprimé. Augusto Boal y développa dans les années 70 le concept de spec-tateur, une méthode de théâtre interactif qui transforme le spectateur passif en acteur. [en ligne], http://www.theatredelopprime.com/quinoussommes.html (page consultée le 2 avril 2013).
[3] Ce qui caractérise le cinéma n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à l’appareil de prise de vues, c’est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l’entoure. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, dernière version 1939, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. (p. 303).
[4] Office québécois de la langue française, Fiche terminologique de Numérique : [en ligne], http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8360889 (page consultée le 2 avril 2013).
[5] « La justice américaine statue contre la revente de musique “d’occasion” en numérique ». Le Monde – Technologies, [en ligne], (Mardi, 2 avril 2013). http://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/04/02/la-justice-americaine-statue-contre-la-revente-de-musique-d-occasion-en-numerique_3151661_651865.html (page consultée le 2 avril 2013).
Daniel H. Dugas
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