Quel est le rôle de l’avant-garde en arts visuels en Acadie? (1999)
Quel est le rôle de l’avant-garde en arts visuels en Acadie?
Lorsqu’on m’a demandé d’écrire sur le rôle de l’avant-garde en Acadie, ma première réaction n’a pas été des plus enthousiastes. Le terme avant-garde est un mot fourre-tout où se retrouve à peu près n’importe quoi. Du salon de coiffure avant-garde à l’avant-garde russe, il y en a pour tous les goûts.
Alors j’ai dû me poser la question de savoir, non pas quel est le rôle de l’avant-garde en Acadie, mais bien si l’avant-garde existait encore et si elle pouvait exister ici. Laissez-moi vous dire ce que j’ai trouvé: “Ils sont le plus souvent pendus, roués de coups, mis aux piloris, ou condamnés à divers supplices.”
C’est ainsi que Voltaire, dans son dictionnaire philosophique, parlait des prophètes. On pourrait en dire presque autant des artistes de l’avant-garde, car les deux font un peu le même métier. Tous les deux sont des tranches-montagnes sans égal.
Ils courent en ligne droite, devancent le Temps, et après avoir gagné quelques mètres d’avance, ils se retournent rapidement et font, à ce Temps inexorable, un pied de nez magistral. Mais voilà, les artistes de l’avant-garde sont le plus souvent ignorés et laissés à eux-mêmes. L’abandon est leur supplice. On a bien dit de Jeff Koon qu’il était the last bit of methane in the intestine of the dead cow of post-modernism [1] , mais en général le désintéressement est presque de rigueur.
L’avant-garde à bout de souffle
Il est impossible de parler de l’avant-garde sans parler du courant dominant – du mainstream – (est-ce à dire que le public est dominé?). Ce courant, qui nous traverse de toutes parts, aime bien l’homogénéité et la rareté d’alternatives. L’avant-garde, elle, se plaît à trouver de nouveaux sentiers, elle explore et quelquefois elle s’égare, et avec elle son public. Elle est souvent difficile à saisir parce qu’elle exige un regard critique. La plupart d’entre nous allons au cinéma ou à la galerie d’art pour nous divertir. L’avant-garde interroge. Pendant que Céline Dion cash in, Yvonne Rainer pose des questions. C’est comme ça…
L’artiste d’avant-garde a été une sorte de prophète des temps modernes. Il fut l’audace même, le précurseur, l’annonciateur qui prépare la venue. Il a souvent été téméraire, arrogant, impertinent, insolent et sans gêne. L’avant-garde a été, au fil de notre siècle, Russe, dada, surréaliste, Léttriste, SI, IMIB, Cobra, Fluxus, néo géo, etc.
Le prophète et l’artiste d’avant-garde, parce qu’il sont en avance sur leur temps, ne peuvent que prétendre jouer le rôle de précurseurs. Ce qu’ils annoncent n’est pas encore là pour leur donner raison. Le Temps est l’outil avec lequel ils fabriquent leur oeuvre et le Temps est devenu un outil de paradoxe. Si le mouvement artistique d’avant-garde s’inscrit dans le XXe siècle, il est au seuil du second millénaire, à bout de souffle et semble manquer de cette pertinence qui fut pendant si longtemps son fer de lance.
Cette perte est attribuable à un fait fondamental : Le Temps s’est dérobé sous ses pieds. L’avant-garde se bute à une élasticité temporelle qui caractérise notre époque. Car comment prédire, comment être le précurseur de n’importe quoi lorsque l’ère dans laquelle nous vivons est un melting pot de toutes les époques?
Dans les revivals des années 50, 60, 70 et bientôt 80, qu’est-ce que le futur sinon des réalités de plus en plus virtuelles, de plus en plus floues et sans attache. La vitesse à laquelle la publicité, par exemple, récupère tout ce qui est nouveau, tout ce qui est audacieux, rend l’audace moins imprudente qu’elle le semblait dans les décennies précédentes.
C’est une époque où les décorateurs de bureaux sont devenus des conservateurs d’art. Avec la chute du mur de Berlin et de l’Union Soviétique, l’avant-garde n’a cessé de glisser sur une peau de banane historique.
Une paralysie de l’audace
Nous vivons maintenant dans une ère où la réussite est tellement importante, ou le besoin d’approbation est tellement fort, qu’il s’est créé une espèce de paralysie de l’audace. Il existe des artistes en début de carrières qui parlent de la peur de commettre des erreurs. C’est aberrant. L’avant-garde est morte il n’existe que de l’art actuel, de l’art d’aujourd’hui.
C’est dans l’art contemporain que les gestes de création extraordinaires existent, ici comme ailleurs, mais comme tout, ils sont de plus en plus guidés par cet esprit d’entreprise, de stratégie et de plan d’affaires. L’art d’avant-garde n’existe plus parce que le Temps est devenu mou et ne peut plus être devancé. Il n’existe que deux choses : l’art contemporain et le folklore. Et ce qui n’est pas actuel est nécessairement nostalgique.
En Acadie les deux coexistent de façon pacifique sans faire de remous, paisiblement. L’un regarde aujourd’hui et l’autre se rappelle d’avoir vu.
L’eau qui stagne est la première à geler
La vraie question donc, est de savoir quel est le rôle de l’art contemporain en Acadie ou si la possibilité de prendre des risques existe encore pour les artistes acadiens. Malgré des limitations évidentes à plusieurs niveaux – le NB et l’I-P-E sont les seules provinces au Canada à ne pas avoir de centre de production vidéo géré par des artistes, quoique la galerie Struts de Sackville vient de créer récemment la structure de leur nouveau Media Centre mais il reste encore beaucoup à faire avant que les artistes puissent y créer – il y a ici des communautés artistiques talentueuses et il existe quelques institutions qui devraient être capables d’infuser aux artistes ce désir de repousser un peu plus loin la frontière du connu et de l’inconnu.
L’art acadien ne fonctionne pas en vase clos, il ne peut que s’insérer dans un discours qui s’articule à l’échelle mondiale. Et pour être effectif, l’art acadien doit défier les conventions, tabasser les traditions et questionner les gestes et les rêves de la société et de l’individu.
[1] Attribué à l’ écrivain et historien d’art d’origine australienne Robert Hughes.
*
L’auteur est artiste pluridisciplinaire et enseignant à l’Université de Moncton.
Publié: publié dans le Ven’d’est, numéro 82, janvier 1999, pp 29 – 31
Daniel H. Dugas
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