Entre le salon et le spa (2019)
Mots clés : hantologie, mémoire, architecture
La mémoire humaine est une vraie passoire et quand cette mémoire est collective les trous peuvent être encore plus gros. Le magazine The Economist publiait récemment un article sur les crues centennales et il semblerait que la mémoire d’une inondation subsisterait le temps d’une génération. Après 25 ans, les habitants d’une région inondée auraient tendance à redescendre vers la plaine inondable. Après deux générations, on aurait reconstruit près des cours d’eau[1].
L’autre jour en marchant sur la rue Lutz à Moncton, j’ai remarqué qu’un spa s’était installé dans l’édifice Tuttle. Ce bâtiment construit en 1929 par les frères Tuttle a été à une certaine époque l’un des grands salons funéraires de la ville. Je me souviens d’avoir vu au début des années 80, de longs corbillards noirs stationnés sur cette rue. Les chauffeurs attendaient solennellement le cercueil et les pleureurs. Aujourd’hui, la tristesse a disparu, elle a été remplacée par la joie que procure ce nouveau type d’établissement aux clients qui aiment se faire dorloter. Je trouve quand même étrange qu’un spa puisse s’installer dans un ancien salon funéraire. C’est plus fort que moi. Le gouffre entre l’embaumement et le rajeunissement me semble impossible à combler. Il faudrait être un cascadeur de la trempe d’Evel Knievel pour aller de l’un à l’autre. Mais cascades mises à part, j’imagine qu’il est toujours possible de faire des rapprochements entre un salon et un spa. C’est vrai, tous les deux s’occupent du corps humain – un corps souvent étendu sur une table – et tous les deux tentent désespérément de repousser les avances du temps, mais…
Mon problème – ce qui m’empêche d’accepter aisément la transformation du lieu – en est un d’intensité. J’ai l’impression que l’aura qui enveloppait le salon devait être d’une telle puissance que sa lumière pourrait continuer d’exister dans le temps et même hanter l’édifice. Bref, que l’énergie du salon mortuaire est dix fois forte que la vigueur du spa !
Mais ce n’est pas le cas. La présence du spa est une preuve que les choses ont changée. Mon hésitation, j’en suis sûr maintenant, doit être ancrée dans ma propre mémoire, dans cette image de corbillards en attente dans cette petite rue monctonienne. Comme les sinistrés des crues centennales, je continue de prendre mes précautions, c’est tout. Il aura fallu attendre une ou deux générations pour que s’effiloche l’auréole d’énergie du salon et qu’on oublie son existence. Mine de rien, le temps avait redonné à l’édifice son innocence primordiale. Après avoir reçu un grand massage thérapeutique, il ouvrait ses portes à un monde nouveau.
[1] Memories of disaster fade fast, The Economist, Science and technology, 17 avril 2019
https://www.economist.com/science-and-technology/2019/04/17/memories-of-disaster-fade-fast
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Daniel H. Dugas
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Formidable texte, qui me parle, me masse et rejoint mes préoccupations sur la mémoire, la mort et l’insatiable appétit du bonheur.
Merci pour tes mots Marie, j’apprécie beaucoup.